Claire Damon : « Le lien avec le végétal, j’ai voulu le continuer dans la pâtisserie »

Elle est sans doute l’une des cheffes pâtissières les plus appréciées de sa génération. Ambitieuse, exigeante, mais surtout talentueuse, Claire Damon s’affranchit des codes pour créer à son envie. Son amour de la nature et des produits d’exception se retranscrit dans sa pâtisserie. Un mode de vie, une forme d’expression. Entretien.
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FOCUS SUR LA CHEFFE
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Par où avez-vous commencé ?

Je suis auvergnate, j’ai commencé par la cuisine ce qui m’a permis de faire le meilleur apprenti de France et monter à Paris. Et en montant à Paris, en faisant ces concours-là, j’ai été chez Fauchon et je me suis dit que c’était à Paris que tout se passait. Il fallait que je vienne. J’ai rencontré Pierre Hermé qui m’a fait monter et qui m’a pris avec lui quelques années chez Ladurée.

Après, je suis passée par le Bristol et le Plaza Athénée avec Christophe Michalak où j’ai fini cheffe adjointe pendant cinq ans. Chez Ladurée, je suis restée un petit moment, au moins quatre ans.
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Vous avez donc voulu vous installer…

Comme je n’avais fait que des maisons très haut de gamme où on est très entourés, j’ai voulu m’installer. Je savais que ça n’était pas la vraie vie. Donc je suis allée travailler chez les Costes qui ont un gros laboratoire de production pour me frotter à autre chose pendant un an. J’ai pu voir d’autres formes de travail, d’autres personnes, d’autres motivations, quelque chose de tout à fait différent, mais assez formateur et enrichissant. Je me suis installée ici il y a un peu plus de dix ans.
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L’AMOUR DE LA NATURE
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Vous vous fournissez de façon « très locale » ?

Pour la plupart, ce ne sont pas vraiment des fournisseurs, c’est le prolongement de la nature que je continue dans mes gâteaux. Ceux qui me livrent du sucre, du matériel, eux sont des fournisseurs, mais le reste c’est autre chose.

 

C’est le prolongement de la nature que je continue dans mes gâteaux.
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Ce sont des producteurs avec qui j’ai des échanges et on travaille ensemble. Ils ne sont pas forcément des amis, mais je les connais : je vais les voir, ils viennent me voir, on parle de la terre, des produits, c’est un lien qui est diffèrent et très enrichissant.
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La nature a donc une place très importante pour vous ?

Je suis Auvergnate. Brassens chantait « Les imbéciles heureux qui sont nés quelque part… ». Je pense que ça a un impact. Ma région est austère, dure, mais magnifique. J’ai grandi avec cette nature, ce végétal, j’allais en vacances chez mes grands-parents dans l’Aveyron, donc j’ai grandi là-dedans. C’était mes jeux. Quand vous grandissez avec cette nature, quelque chose se passe, cela impacte sur mon travail. Par exemple, je vais avoir du mal à acheter des pommes qui viennent de l’hémisphère sud ou de pays improbables. Je sais l’impact que ça a sur les terres et notre nature. On a toujours voulu le moins cher et c’est ce que l’on a aujourd’hui.

Le chou poire.

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DES PRODUITS D’EXCEPTION
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Vous ne travaillez qu’avec des produits français ?

Quand on peut, on travaille avec des produits français. Sur les pommes (on en fait 1 à 1,2 tonne par mois en ce moment), avant je les prenais françaises chez un grossiste. Mais j’ai toujours voulu un producteur qui me fasse les pommes que je recherche. J’ai toujours travaillé en biologique parce que la pomme est un des produits les plus traités (il faudrait éplucher les pommes sur 1 à 1,5 cm d’épaisseur pour ce que ce soit bon pour la santé). Du coup on travaille désormais en biodynamie et j’ai un partenariat avec un producteur qui fait des prés vergés : il y a des animaux dedans qui s’occupent du pré, c’est l’agriculture qu’on connaissait il y a 100 ans. Ce monsieur ne fait que des pommes et poires. C’est la clé pour être bon.

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Ce que je fais pour moi, je le fais pour les clients.
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Français et bio ?

Pour le sel, on ne travaille qu’en sel de Guérande, non travaillé et bio… moi je ne mange pas comme mal chez moi, donc ce que je fais pour moi, je le fais pour les clients.

Pour les fruits, on est en bio tout le temps et français quand on peut : les myrtilles sauvages viennent de chez moi et sont cueillies à la main, les agrumes viennent de Sicile, mais sont biologiques parce que je ne veux pas de traitements.

Les noix qu’on utilise viennent de Grenoble. On va chercher les producteurs, les gens qui travaillent bien. Cette année, on change la poudre d’amandes. Cela fait un moment que l’on cherche et que l’on ne trouve pas parce qu’il n’y a pas plus d’amandiers en France. On a finalement réussi à trouver un fournisseur et on va travailler avec lui sur toute la gamme. Donc toutes nos amandes seront françaises et écrasées en France. Ça paraît du bon sens.
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Un parti-pris qui a un coût ?

Aujourd’hui, la poudre californienne inonde 95 % du marché. Elle coûte 5 à 6 € maximum du kilo. Moi la mienne je la paye 16 €. Mais la qualité et le goût ne sont pas les mêmes, et éthiquement, je suis contente de faire travailler un producteur français. La consommation et l’achat sont nos premiers actes politiques. Avant d’aller voter, il faut consommer correctement. On est d’accord dans les discours, mais dans les actes c’est compliqué.
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Comment vous négociez les prix ?

Généralement je ne parle jamais de prix avec mes fournisseurs. Enfin je demande, mais ne négocie jamais. Après j’ai mon libre arbitre, je sais quand on se fout de moi ou pas. Quand quelqu’un essaye de vendre un produit deux fois plus cher que ce qu’il vaut, c’est que le truc n’est pas bon. Si pour moi c’est réglo, je travaille avec. Quand mon producteur de poudre d’amande m’a annoncé ses tarifs, je me suis dit : « ok, c’est compliqué ». C’est faire un choix aussi d’acheter entre 4.000 et 5.000 € d’amandes par mois. Mais on en a partout : dans les pâtes sablées, les crèmes d’amande, dans le pain. Ce ne sont pas des décisions légères.
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Quelle importance attribuez-vous à ce genre de produits ?

J’aime avoir des produits d’exception à travailler et à partager avec mes clients. Les galettes que l’on va réaliser en 2018 seront strictement composées de poudre d’amande française, et ça, j’en suis fière (elle sera la seule à proposer cela). La poudre est écrasée dans la semaine et elle est livrée, l’amande est fraiche. Je suis ravie.

Le Baba au rhum, chantilly sucre noir.

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Est-ce que cela va se ressentir sur le prix final ?

Je n’ai pas hésité, j’ai juste calculé la répercussion sur le prix de vente. Je me suis dit : « C’est peut-être audacieux, mais le consommateur commence à être suffisamment sensibilisé à l’environnement et au consommer-local pour comprendre ». Et puis l’impact ne sera pas de doubler le prix de la galette. Il y aura un impact, oui, mais si on sait amener le changement de prix, eh bien les gens en consommeront trois au lieu de quatre pendant cette période, et peut-être que d’autres viendront.
Je pense que l’avenir de la pâtisserie et de la gastronomie passe par là. L’industriel sait faire autrement et mieux que nous, donc aller par là est la solution.
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J’aime avoir des produits d’exception à travailler et à partager avec mes clients.
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Sur les farines et le lait, comment travaillez-vous ?

En ce qui concerne les farines, on est déjà en bio. Je travaille avec deux frères, l’un cultive les blés alors que l’autre écrase et moud. On est sur un circuit court en Picardie. On se rend compte que les gens ont développé des allergies au gluten et au lactose.

Mon plus gros souci aujourd’hui concerne les produits laitiers. Pour avoir de jolies baguettes en permanences, les meuniers ont vendu des farines qui contenaient 10 à 150 fois la quantité de gluten qu’il y a dans un grain de blé normal. C’est pareil pour le lait. Une vache donne 30 à 40 litres de lait en général, or souvent, on travaille avec des vaches Prim’Holstein qui produisent 60 litres de lait. Ce lait est riche en caséine (protéine de lait), et c’est ça qui nous rend intolérants.

Je suis en train de travailler avec un groupement d’agriculteurs normands, qui n’ont pas de Prim’Holstein, mais des vaches possédant un lait nettement supérieur, bon pour la santé et riche en beurre. Il nous faudrait un troupeau de 50 vaches.
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UNE PHILOSOPHIE
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De quoi êtes-vous la plus fière aujourd’hui ?

Le matin j’aime me lever et me dire que je suis contente de ce que je fais et de l’impact que ça a sur la société. Je n’ai plus trop envie de travailler autrement, donc si ça ne met pas trop l’entreprise en péril, on fait comme on veut. Ma plus grande satisfaction et liberté est de travailler comme je veux.
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Vous avez deux boutiques, cela vous satisfait ?

On a deux boutiques Des Gâteaux et du Pain maintenant, mais ma motivation première n’est pas d’avoir 10 ou 25 boutiques, ce n’est pas ce qui me fait rêver. Aujourd’hui on vous demande sans cesse combien vous avez de boutiques, si vous allez en ouvrir, moi ce n’est pas du tout mon truc.
Ce qui m’intéresse c’est la qualité du travail, la qualité de mes matières premières et le lien que je peux avoir avec mes fournisseurs, ce que je peux mettre en place avec eux.

Les jeunes se mettent des pressions de dingue, ça devient compliqué. Encore plus quand on est maqués avec des financiers et on est plus dans le cœur du métier. Pour avoir des entreprises comme Ducasse ou Hermé, il faut vraiment être bien entouré.

Le Lipstick caramel.

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Le Lipstick cerise.

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Est-ce que votre philosophie passe bien auprès des clients ?

Avant je ne mettais que très peu d’étiquetage, car je ne trouvais pas les mots exacts. J’ai eu une grosse discussion avec Camille Labro (journaliste au Monde) qui m’a conseillée de dire ce que je faisais. Ça m’a pris du temps, mais je commence à marquer que c’est du bio, d’où viennent les pommes, etc.

J’ai eu le déclic quand on a gagné « Le meilleur chausson aux pommes de Paris » (classement Le Figaro). Un confrère m’a dit : « T’as de la chance, tu te gaves, parce qu’à 70 centimes la pomme… ». C’est là que j’ai pris conscience. Moi aujourd’hui, ma pomme je la touche entre 2,80 et 3 €. Mon chausson n’a pas que de la compote. On épluche mes pommes, on les fait rôtir et on a beaucoup de pertes. (à savoir : 1kg de pommes donne 700g de pommes épluchées, et ces 700g donnent à peu près 400g à 500g de compote). C’est un parti pris. Dans ce classement, j’avais gagné, mais jetais frustrée parce qu’il n’était pas indiqué comment je travaille. Donc je veux être plus transparente.
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Ma plus grande satisfaction et liberté est de travailler comme je veux.
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Que sur les matières premières ?

C’est aussi le cas pour les emballages : nos sacs sont 100 % recyclables, nos cordons sont en coton et donc recyclables. Et un jour mon ami Édouard François (un des fers de lance de l’architecture verte), m’a dit : « Oui, mais tes sacs sont noirs, il y a du colorant noir… ». J’étais au bout du bout (rires). Donc j’ai réfléchi à du blanc, mais en fait le blanc est chloré. On va donc passer sur une autre gamme (plus grise).

Je redescends souvent chez moi et il y a un lac qui meurt parce qu’il est complètement pollué. Et quand je vois mes quantités d’emballages, je me dis qu’il faut faire gaffe. Pour les boîtes, on a des normes européennes.
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LE TRAVAIL DU FRUIT
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Vous affectionnez donc le fruit, pourquoi ?

Dans ma région, j’ai toujours vu ma famille, ma mère, mes grand-mères, mes arrière-grands-mères cuisiner sur une grande table. Elles faisaient à manger toute la journée, tout le monde venait. À table, nous n’étions jamais en dessous de 15. Je les ai toujours vues éplucher des légumes et cuisiner des fruits. Ce lien avec le végétal, j’ai voulu le continuer dans la pâtisserie. Je trouve qu’il y a quelque chose de vivant dans le fruit et végétal qu’il n’y a pas dans le chocolat.

Le Baton de rhubarbe.

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Vous n’aimez donc pas le chocolat ?

Je n’ai pas de plaisir à le travailler. Aujourd’hui tout le monde l’utilise, on ouvre un sachet on le travaille avec de la crème. C’est très bien, je fais un gâteau au chocolat, mais je ne prends pas plaisir à le faire.
Je prends plaisir quand je reçois mes rhubarbes, mes pommes… rien qu’à leur livraison, il y a la couleur, l’odeur. On va l’éplucher, on est ensemble, on fait notre compote, nos chaussons, nos Tatin. Quelque chose se dégage qui est plus vivant, qui tient plus du partage. Et comme je viens du milieu de la cuisine, il y a cette instantanéité. Un processus d’étapes.

Le Saint-Honoré chocolat.

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Ce processus, vous le répétez sur vos pâtisseries…

Si on prend la fraise, je travaille avec une agricultrice qui fait du bio en plein champ. Aujourd’hui on travaille beaucoup en serre. Avant, il y avait une vie dans les serres. Mais aujourd’hui c’est n’importe quoi. Je suis allé voir une exploitation en banlieue, le mec achète des bourdons pour polliniser, au bout de 15 jours ils sont morts, j’avais envie de pleurer. Les gens ne se rendent pas compte. Il n’y a pas de vie, il n’y a rien. Avec cette jeune femme, on développe donc sa production du côté de Blois (il ne faut pas que ce soit trop loin non plus, niveau écologie). Pour moi c’est un produit magnifique. Je travaille le fruit de façon cuite, cru, et je l’assemble dans le gâteau.
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LES INSPIRATIONS
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Comment vous vient l’idée d’un gâteau ?

J’ai deux façons de travailler : ou je m’occupe d’un produit qui m’inspire comme « l’Absolu citron », « l’Absolu orange », le « J’adore la fraise« .

Le « J’adore la fraise ».

Ou alors, l’autre processus, c’est la création. L’imagination pure permet de créer via des petits moments de la vie : une rencontre, une expo, une musique qui fait que ça reste en tête.
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Par exemple ?

Moi j’aime beaucoup la musique et je suis cheffe d’entreprise avant d’être créatrice ou artiste (même si ce sont des mots que n’aime pas trop). Le pas entre chef et créateur est difficile à franchir. La musique me permet de passer entre les deux. C’est un sas qui me permet de passer du côté créateur.

Pour le gâteau « Brown sugar », en l’occurrence il s’agissait des Stones. Quelqu’un m’a livré un sucre particulier, et c’est comme ça que c’est né : la poire, la couleur…

Le « Brown Sugar ».

Pareil pour « Vert absinthe ». C’est un souvenir de chez moi quand j’allais chez mon arrière-grand-mère : il y avait un petit sentier avec de la menthe sauvage. Quand on avait fini de petit-déjeuner, on partait jusqu’à midi dans la nature. Avec la rosée du matin (c’était la saison des tomates), ça sentait l’odeur du pédoncule de tomate, on était trempés, on secouait les menthes et ça développait cette odeur de menthe, de tomate avec l’angélique sur le côté. Une fraicheur que l’on ne peut retrouver que là-bas. C’est comme ça qu’est née « Vert absinthe ». Cette couleur, ce croustillant : un souvenir qui m’est revenu.

Pareil pour « Initiales CD » avec les myrtilles et le foin coupé, « Kashmir » aussi : des souvenirs, un contexte, une odeur, une rencontre. D’autres sont des portraits, à l’image du « Lipstick clair-obscur » : le café noir et fleur blanche, c’est un portrait oui.
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J’imagine que le Petit bateau a une histoire ?

Le petit bateau est un clin d’œil au Jardin du Luxembourg. J’ai vu des petits enfants jouer avec des bateaux et depuis toute petite, j’adore la barquette aux marrons. À l’époque j’étais très très ami avec Patrick Roger et il me parlait toujours d’Edouard Hirsinger, un mec qui fait des marrons à Arbois, un fou furieux. J’ai fait l’aller/retour dans la journée, j’avais son neveu en stage (souvent les professionnels « costauds » m’envoient leur progéniture en stage) et quand il rentrait chez lui, il me rapportait tout le temps des barquettes aux marrons, très très sucrées, mais c’est mon truc.

Donc je me suis dit : « On va en faire une, mais pas classique ». On a travaillé autour, j’ai vu les petits bateaux du Jardin et c’est comme ça qu’on l’a fait. Aujourd’hui le mot barquette ne veut plus rien dire. D’ailleurs, le monsieur qui construit les bateaux du Jardin Luxembourg est client chez nous et achète nos petits bateaux. J’ai trouvé ça super, on ne pouvait pas rêver mieux.

Le Petit bateau.

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LA GAMME
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Vous travaillez les fruits, donc vous suivez les saisons ?

Bien sûr. Je me suis posé la question un jour sur la gamme de couleurs de ma vitrine. Tout était de la même couleur. Et puis j’ai réfléchi et me suis dit que le respect des saisons dictait la couleur. Je me suis mis à ne plus réfléchir et j’ai vu que ça correspondait à nos attentes. Parfois on a un camaïeu qui va du blanc au jaune, orangé. Ça me plait.
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Vous voulez des croissants chez moi, vous vous levez de bonne heure.
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En viennoiserie, vous avez un produit « star » : le chausson

Nous on vend au minimum 1.000 chaussons aux pommes par mois. On sait que chez moi à partir de 14-15h, il n’y a plus de viennoiseries. C’est un parti pris parce que je pourrais en faire 3.000, mais ce n’est plus le même métier. Parfois, des clients passent le week-end et me disent : « Il n’y a plus de croissants, il faudrait en faire plus ». Je leur réponds : « Je n’ai pas envie d’être une usine à croissants. Vous voulez des croissants chez moi, vous vous levez de bonne heure. » (rires)

Le fameux chausson aux pommes.

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Vous n’avez pas de soucis à vous faire alors ?

Notre fournisseur de pommes n’a pas de pommes toute l’année, du coup on est obligés d’arrêter une partie de la saison. Ça n’a pas été facile parce que 1.000 chaussons, ça représente une somme dans notre chiffre d’affaires. Se dire – je vais arrêter le chausson quatre mois de l’année… – j’en ai parlé avec David (Granger), mais je ne veux pas travailler avec d’autres pommes. Ça va être compliqué pour nous, mais si on explique aux gens, ils comprendront.
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Vous faites un millefeuille, mais seulement le week-end…

On ne le fait que le week-end parce qu’il est long à faire. On met deux couches de feuilletage, on le monte comme une bouchée à la reine, il y a une couche de crème ultra généreuse, c’est le millefeuille comme je l’aime. Les gens savent qu’ils peuvent le trouver le samedi et le dimanche. Mais je ne pourrais pas le faire en individuel, ce serait trop compliqué et je serais obligé de le vendre à un prix qui n’a pas de sens. Il est possible qu’on le fasse pour deux. Pour moi, le millefeuille est la pâtisserie du week-end par excellence. J’utilise une vanille extrêmement chère et je préfère dire aux gens : « Vous trouverez le samedi ou le week-end ».

Le millefeuille.

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Vos gâteaux sont beaux, élégants, mais toujours sobres ?

L’essence du gâteau, c’est le partage, le plaisir et le goût. Le décor n’est pas une valeur ajoutée, donc ma gamme est sobre. Ça reste élégant. C’est comme dans la vraie vie : une chemise qui tombe bien, une coiffure, etc. Il faut apprendre à accepter le défaut, car la nature n’est pas parfaite.

Je pourrais passer encore plus de temps à décorer mes gâteaux. Par exemple, goutez le glaçage du Mont-Blanc et comparez-le avec les autres dans Paris… le mien s’efface. Pour moi, ça doit décorer un gâteau, mais pas l’abimer. Mes glaçages sont sans colorants, on est passés en « 0 colorant » sur toute la gamme, qui est aux couleurs de la nature. Même l’été, tous les Lipsticks sont passés sans colorants. On colore avec la purée que l’on extrait du fruit. Encore une fois, cela a un impact, car 1L d’eau que je colore avec du colorant, ça ne coute rien. Un kilo de fruit, c’est 6-8 €. Nous ne sommes plus dans les mêmes prix, mais c’est ce que je veux.
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L’essence du gâteau, c’est le partage, le plaisir et le goût.
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Pas trop dur à mettre en œuvre ?

Je l’explique à mon équipe : je veux que mon glaçage soit bon et qu’il n’y ait pas de saleté dedans, donc on ne fait pas n’importe quoi (un de ses apprentis lui avait proposé de mettre du lait concentré dedans). Tout est question de culture. Il n’y a pas de décors excessifs parce que l’essentiel est ailleurs. Il faut que le gâteau soit bien fini, beau, mais les plus grosses émotions en pâtisserie, c’est quand le gâteau est bon. L’esthétisme poussé à l’extrême sur les gâteaux est la plus grosse vulgarité qu’il puisse y avoir.
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L’INDÉPENDANCE
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Vous restez en retrait de la vie médiatique, un choix ?

Je n’ai pas d’attachée de presse aujourd’hui parce qu’il faut toujours raconter des histoires qui font rêver. Mais moi en fait mon travail, ce n’est pas ça, c’est aller chercher le meilleur ingrédient. Comme un couturier ou un parfumeur qui cherche les meilleurs ingrédients. Après, une histoire se greffe dessus comme moi je la raconte sur mes gâteaux.
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Donc vous la médiatisation, ça ne vous intéresse pas ?

C’est une chose qui ne m’intéresse pas du tout. Pourtant je suis une des seules femmes à être à mon compte avec Christine Ferber, ou Christelle Brua au Pré Catelan et Claire Heitzler chez Ladurée.
Je suis sollicitée dans beaucoup d’émissions de télé-réalité, on m’a fait des propositions difficiles à refuser, mais que j’ai refusé parce qu’elles étaient sponsorisées par des marques d’agroalimentaire par exemple. J’aime beaucoup en revanche les émissions de radio, car on est plus dans le fond que la forme. Il faut que ça me plaise. Cette année j’ai participé à un concours littéraire avec François-Regis Gaudry avec des livres à lire sur les produits… le reste je ne critique pas, mais ça ne m’intéresse pas. La plus grande des communications, ce sont mes clients. On a refait le site (il a été mis en ligne hier) pour mieux communiquer, je discute avec mes clients. Je crois que c’est là que ça se fait.
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On m’a fait des propositions difficiles à refuser, mais que j’ai refusé…
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On s’éloigne du métier avec tout ça ?

Pour moi, les vrais échanges se déroulent avec des piliers comme Alain Passard, Michel Bras, Olivier Roellinger, Jean-Luc Poujauran, Patrick Roger… qu’on ne voit pas partout. Je suis beaucoup à l’atelier, j’ai besoin de ça et c’est mon métier. Aujourd’hui on vous demande : « Ah, tu es encore au labo ? ». Eh bien oui c’est mon métier. On tend vers un truc où le pâtissier, pour être bon, ne doit plus être dans son labo… mon métier c’est de faire des gâteaux.
La façon dont je travaille aujourd’hui, c’est parce que j’ai été suivi par mes clients et c’est ma plus grande satisfaction. Mon but n’est pas de devenir milliardaire avec la pâtisserie.
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HORS CADRE
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Une pâtisserie où vous aimez vous rendre ?

De temps en temps chez Jean-Paul Hévin, mais après… chez ma grand-mère.
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Un gâteau ?

Je n’ai pas de gâteau préféré, plus des cycles qui me correspondent. J’aime beaucoup le riz au lait, la tarte aux pommes, les îles flottantes, la barquette aux marrons. Plutôt des fruits.
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Une table salée ?

Pour l’état d’esprit, Alain Passard. Et Michel Bras. Et Roellinger.
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Une autre passion en dehors de la pâtisserie ?

La musique oui. Mais mon métier, je ne le vis pas comme un métier. J’ai monté à cheval très longtemps et puis j’ai arrêté parce que mes parents et proches angoissaient à cause des accidents. Ma plus grosse passion est le contact avec la nature, j’ai besoin de retourner chez moi assez souvent. J’aimerais y aller plus, mais bon. L’Auvergne et l’Aveyron, j’aime ça, ce sont des moments de contemplation. Ce serait ça ma deuxième passion.
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(PHOTO DE UNE – CREDIT : CLAIRE DAMON)
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 Des gâteaux et du Pain, 63 boulevard Pasteur, Paris XVe / 89 rue du Bac, Paris VIIe.

15 Commentaires

  1. Merci pour cette belle interview ! En mangeant ses cadeaux, c’est exactement comme ça que j’avais imaginé Claire Damon : une passion du produit, une humilité face à la nature, une envie de bien faire d’un bout à l’autre du processus de création. Et moi qui vénère la poire, je suis tellement heureux de les retrouver si bien traitées dans ses pâtisseries !!

  2. * ses gâteaux (heureux lapsus…)

    1. Ahah oui très joli lapsus 😀 Merci beaucoup à vous, et heureux que ça vous ait plu autant qu’à moi.

  3. Faute de pouvoir savourer ses gâteaux ces temps ci, je me suis régalée de votre article qui me fait encore plus apprécier cette cheffe exceptionnelle dont j’appréciais déjà énormément les gâteaux et maintenant l’éthique… mieux vaut en effet consommer moins en mettant un certain prix pour des produits de qualité et de surcroît pour la plupart français. Un grand merci d’avoir fait et de partager cette intervew.

    1. Tout à fait et ravi que beaucoup de gens aient cet état d’esprit. Je vous fais patienter avec de la lecture.

  4. Vraiment top, qu’une personne comme Claire aille au bout de sa vision des choses que je partage à 200%, je trouve ça exceptionnel !! Merci

    1. Je partage votre avis, merci beaucoup !

  5. Merci ! Un bel article qui me réconcilie avec les pâtissier-ères … et je partage à 200% cette opinion sur « l’esthétisme poussé à l’extrême …  » , et je suis épatée qu’elle ose le dire, car cet « esthétisme » que je trouve ringard et hideux s’est hélas quasiment érigé en obligation dans la pâtisserie française.

    1. Il est vrai que maintenant, si ce n’est pas clinquant, ça ne plait pas. Il faut que cela soit joli en effet, mais le goût prime quand même.

  6. Très bel entretien ! Je vis en province mais la prochaine fois que je viens à Paris je vous rendrai visite. J’ai hâte 😊

    1. C’est une très bonne idée. Merci 🙂

  7. Cette interview est aussi rare que belle. Je vous remercie de nous avoir fait partagé cette si belle vision de la pâtisserie. J’ai enfin pu goûter aux pâtisseries de Claire Damon ce weekend (pas facile depuis Toulouse) et je retrouve toute ma dégustation dans cette entrevue.

    1. Bonjour et merci à vous pour ce commentaire. Ravi que les deux vous aient plu, c’est le plus important 🙂

  8. […] So it doesn’t come as a surprise that many of her products are seasonally-driven; these two great interviews explain more of her […]

  9. […] avec ce chou poire, Claire Damon célèbre et sublime le fruit. (Petite parenthèse, allez lire cet interview. C’est long mais vous comprendrez pourquoi Claire Damon est tellement à part de tous les […]

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